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Faire passer la poésie en chanson
          Il y a des poètes souvent mis en musique comme il y en a d'autres qui ne le sont jamais. Il y a aussi des chanteurs populaires, que l'on dit quelquefois poètes. Le mode d'emploi de la popularité est assez mystérieux pour l'apprenti parolier, et son sens de la poésie souvent inadapté à l'oralité. Alors, questions: (1) tout poème peut-il être mis en musique et devenir chanson ? Sinon, pourquoi ? Et (2) la chanson n'aurait-elle pas une poétique propre qui attire la musique et qui n'a pas grand chose à voir avec une esthétique d'ordre littéraire ?
         le malentendu :

         Vous voulez écrire des chansons ? Si vous êtes déjà poète, attention. Ecoutez ce qui se dit chez les chanteurs (en vrac et anonymement) : "Ne me présentez jamais quelqu'un qui écrit des poèmes. Les poètes sont insupportables". "Ils viennent avec leurs textes pour être chantés directement et ils refusent de modifier quoi que ce soit". "C'est beaucoup trop long de leur expliquer ce qu' il faudrait faire". "Ecrire des paroles, c'est un acte instinctif et les vrais paroliers sont rares." Ah, la certitude intime du poète incompris ! Elle s'appuie évidemment sur des exemples solides: Aragon et Prévert n'ont-ils pas été mis en musique sans qu'on les (re)touche, et avec le succès que l'on sait ? Oui, mais l'architecture du premier attire naturellement la mélodie comme sa pensée le lyrisme. Quant au second, c'est un cas d'espèce: son discours foisonne de jeux de mots et de sons comme chez les paroliers les plus modernes...
         Paroliers ils pouvaient donc l'être l'un comme l'autre, si l'on donne en définition au parolier: "poète qui se fait entendre". Car poétique ou pas, une chanson n'est pas faite pour ête lue mais entendue. Elle "passe" ou elle ne passe pas. Le public adopte dans l'enthousiasme ou écoute dans l'indifférence. Et le seul compliment fiable que peut recevoir son interprète est : "vous avez vraiment fait passer beaucoup de choses". Est-ce que ça "passe": voilà donc le premier test que l'on applique en groupe, démocratiquement, dans les "forums d'auteurs" de mes stages d'écriture. Pour ce faire, chaque auditeur solidaire analyse ses propres critères de réception: trois genres de réaction positive que sont l'émotion (vis-à-vis du sujet), le plaisir (vis-à-vis de la forme) et le rire. Et trois négatives que sont la gêne (vis-à-vis du sujet), le déplaisir (vis-à-vis de la forme) et l'ennui. Le pourquoi du bon ou du mauvais "passage" du texte est cherché vers par vers, dans le détail du style, dans la progression du scénario, et dans la qualité du mariage avec la musique. C'est ainsi que peu à peu apparaissent, évidentes, les lois qui régissent l'esthétique du parolage. C'est qu'en matière de chanson, l'auditeur n'a pas droit au texte écrit. Les yeux ne peuvent pas revenir sur le texte. Tout passe par les oreilles et dans un temps défini, autrement dit par la mémoire... doublée par l'émotion, celle du texte étant elle-même triplée par la musique si le mariage est bon.
         Ce "premier public" dont vous avez besoin, vous pouvez essayer de le reconstituer en vous. On peut arriver, sinon à se démultiplier, du moins à se dédoubler en plusieurs temps. C'est une gymnastique que j'ai beaucoup pratiquée et que je vous conseille. Il faut seulement être aussi perfectionniste que patient, et surtout ne faire aucune concession à son ego. Voici le mode d'emploi: traitez votre texte de chanson comme un texte oral : au lieu de vous contenter de le relire, écoutez-le. C'est-à-dire : enregistrez-vous de façon à ce que les paroles soient bien audibles (que celles-ci soient déjà en musique ou pas: l'audition du texte parlé est le premier pas vers la chanson). Ré-écoutez le lendemain du jour de l'inspiration (pas au moment même: vous n'auriez pas assez de recul) comme si c'était pour la première fois, et notez tout ce qui ne "passe" pas. Utilisez pour l'amélioration de vos paroles les six critères d'appréciation mentionnés ci-dessus. Faites cela chaque fois que vous ré-écrivez une version, jusqu'à ce que vous soyiez satisfait. Mais ne vous arrêtez définitivement que le jour d'après, lorsque vous aurez le sentiment que votre texte est aussi "fini" que si vous l'entendiez à la radio.
         A l'écoute d'un texte bancal, vous allez constater une première chose : la chanson repose sur une prosodie régulière. Il faut fabriquer vous-même votre petite musique intérieure, même si votre pauvre comptine obsessionnelle n'a rien à voir avec le produit final (dans le cas où, étant auteur non-mélodiste, votre objectif est de présenter le texte à un compositeur). Si vous avez un balancement intérieur vous aurez déjà un rythme et une métrique pour faire passer ce qui est dit, ce sera plus facile pour ré-apprendre à compter sur vos doigts.
         A l' écoute, vous remarquerez aussi qu' il est nécessaire de répéter : la répétition ou l'analogie du discours à certains endroits stratégiques du texte (surtout au début ou à la fin de chaque couplet) facilite la compréhension. Elle repose l'esprit. Elle donne du plaisir au corps. Si vous arrivez à vous défaire de "l'interdiction de répéter" apprise à l'Ecole Primaire, vous deviendrez peu à peu expert en anaphores parallèles, en incises récurrentes, en ritournelles et autres refrains. Vous serez alors sur la bonne voie (voix): celle de l'architecture. Et vous comprendrez que les poèmes qui n'ont pas cette architecture resteront des poèmes. On peut certes composer de la musique sur n'importe quoi: tout est possible... à condition de ne pas traîner derrière soi les regrets du poète incompris ! Si vous n'avez aucune petite musique intérieure, il reste un truc infaillible pour les débutants, et j'espère en le livrant ne pas m'attirer les foudres de la SACEM. C'est d'emprunter le "patron" d'une chanson que vous connaissez: observez les vers dans leur succession, leur nombre de pieds, leur répartition en couplets et refrain, la disposition des rimes, les parallélismes et les répétitions, et faites le schéma. Et, comme un exercice de broderie sur un canevas aux motifs pré-dessinés, écrivez une nouvelle chanson sur ce modèle (en vous interdisant bien sûr d'en reprendre le sujet et le vocabulaire). L'étape suivante de ce truquage d'amateurs peut être de proposer ce texte à un compositeur qui, n'y voyant que du feu, écrira lui-même une musique différente de l'original. Vous aurez ainsi construit une maison complète avec les plans d'une autre. Mais n'en restez pas à ce piratage occulte qui entraîne trop souvent des réminiscences. Si vous n'avez pas la chance d'être mélodiste, cherchez pour faire tandem le compositeur susceptible de vous donner des mélodies inédites : vous tracerez vous-même le schéma des chansons à écrire. Vous verrez, c'est passionnant !
         A votre propre écoute, et parce qu'il vous faudra de plus en plus "mettre les mots en bouche" vous commencerez aussi à réaliser que l'on chante aujourd'hui comme on parle. Attention aux phrases interminables dont on perd le fil en les écoutant. Ne vous laissez pas aller non plus à l'inversion du sujet, qui est un tic de la "fausse poésie", celle qui sacrifie le mot à la rime. Vous n'auriez aucune excuse car, de ce côté là, aujourd'hui vous êtes très aidés. Le Robert (Rimes et Assonnances) est un outil magnifique. Il trouvera touours une meilleure solution. Dans le même ordre d'idées, n'employez jamais en chanson -à moins que ce ne soit exprès, en figure de style- les tournures de phrases ou les expressions désuètes que vous n'oseriez plus utiliser en parlant. Faites des phrases courtes, une par vers s'ils sont longs (sur la longueur des vers eux-mêmes, sachez que tout est possible entre deux et douze syllabes). Enfin n'ayez pas honte des élisions. Oubliez les règles surannées des "e muets" qui se comptent obligatoirement en cas de consonne à la suite: prononcez-les ou escamotez-les comme ça vous vient naturellement en parlant... c'est-à-dire : comme ça vous chante !
         Un dictionnaire de rimes ? Ecrire comme on parle ? Mais alors la poésie, me direz-vous... Eh bien justement, elle viendra là où vous ne l'attendez pas, quand ses bijoux en toc auront été confisqués. Ceci fait ou en train de se faire, allez voir ou écouter les autres. Montez votre discothèque anthologique, et nourrissez-vous la plume en même temps que la luette.
         C'est quand on a retrouvé l'état naturel du verbe qu'on a la révélation : la poésie en chanson c'est d'abord la "formule", ce bout de phrase banal qui tend à devenir proverbe, surtout quand il n'a pas l'air travaillé, et qui est d'abord titre, ritournelle ou anaphore: de Dis quand reviendras-tu (Barbara) à Les Copains d'abord (Brassens) en passant par Y'a d'la joie (Trénet). Il n'y a pas de recette à cette simplicité-là. Sinon celle de la petite musique intérieure qui a suggéré le leit-motiv. C'est parfois plus facile pour des écrivants d'entraîner cette musique en jouant avec des figures de style, comme le font aussi la plupart des auteurs, de Boris Vian (Je suis un mari marri, Marie...) aux paroliers de Baschung (le train part sans crier gare...) en passant par Renaud (Ma gonzesse, cell' que j'suis avec...). Mais ceci est le sujet d'un autre article.
         Il y a aussi le coup d'aile de l'ange. La poésie implicite en chanson, c'est la cohérence, cette mystérieuse alchimie qui fait qu'un vrai auteur-compositeur choisit inconsciemment un style de construction ou de langage en rapport avec le sujet qui le préoccupe (et que l'arrangeur inspiré fait de même ensuite). Ce sera par exemple l'immuabilité d'une société, traduite de couplet en couplet par la répétition de tous les mots sauf ceux du temps qui passe (les Flamandes de Jacques Brel). Ou l'incompréhension amoureuse, exprimée par une suite de mots allitérés qui font entendre comme un second discours (la Javanaise de Gainsbourg).
         Mais pour arriver jusque-là, c'est sûr qu'il faut de la patience... Ou plutôt: de la passion ! On n'a que la grâce que l'on cultive et, contrairement à ce qui a été dit trop souvent, la chanson vue sous cet angle n'est vraiment pas un art mineur. Alors: Cent fois sur le métier...
         Bibliographie conseillée pour l'écriture de chansons :

- Le moulin du parolier de Michel Arbatz (éditions Jean-Pierre Huguet, 1995)
- Le dossier spécial Devenir auteur de chansons (n° 25) et la rubrique régulière "Le Gradus Sauvage " dans ECRIRE ET EDITER (2000-2003)
© Chantal Grimm, ALEPH-ECRITURE, tous droits réservés.
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